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La surdité cachée, ou hidden hearing loss (HHL), est un trouble auditif caractérisé par des difficultés de compréhension de la parole en milieu bruyant alors que les seuils audiométriques restent dans les limites de la normale. Ce déficit auditif, longtemps sous-estimé, passe inaperçu lors des tests auditifs classiques, notamment l’audiométrie tonale liminaire, ce qui a retardé sa reconnaissance clinique. L’intérêt pour cette pathologie a augmenté ces dernières années à mesure que les recherches ont permis d’en élucider les mécanismes physiopathologiques et d’explorer des solutions d’appareillage spécifiques.
Sur le plan épidémiologique, la prévalence de la surdité cachée est mal définie, mais il est probable qu’elle soit sous-diagnostiquée. Certaines études estiment qu’un patient sur dix consultant pour une gêne auditive quitte la consultation sans solution, faute d’anomalies objectivables aux tests conventionnels. De nombreux cas pourraient être dus à des atteintes cochléaires « invisibles » aux examens standards. Cliniquement, la surdité cachée peut s’accompagner d’acouphènes, d’hyperacousie et d’une fatigabilité auditive accrue, affectant la qualité de vie des patients. Certains individus rapportent également une sensation de surcharge auditive, une intolérance aux sons complexes, ainsi qu’une difficulté à localiser la provenance des sons, ce qui peut entraîner des difficultés dans les interactions sociales et professionnelles.
Les mécanismes sous-jacents à la surdité cachée impliquent principalement des altérations des synapses entre les cellules ciliées internes et les fibres nerveuses auditives, un phénomène dénommé synaptopathie cochléaire. Cette atteinte cible principalement les fibres auditives à faible taux de décharge spontanée, qui jouent un rôle essentiel dans l’audition en milieu bruyant. Contrairement aux surdités neurosensorielles classiques, qui résultent d’une perte des cellules ciliées, la surdité cachée est associée à une altération des voies afférentes primaires sans affecter significativement les seuils audiométriques.
En plus de cette atteinte synaptique, la démyélinisation du nerf auditif induite par le bruit pourrait également contribuer à la pathogénie de la surdité cachée. L’exposition répétée à des niveaux sonores élevés altère la conduction nerveuse et perturbe la transmission efficace du signal auditif, sans pour autant induire une perte de sensibilité audiométrique. L’accumulation de dommages cochléaires non détectés peut ainsi compromettre progressivement la compréhension de la parole, notamment en ambiance bruyante.
De plus, il a été démontré que des facteurs génétiques peuvent prédisposer certains individus à une plus grande vulnérabilité à la synaptopathie cochléaire. Des mutations affectant la signalisation neurotrophique pourraient altérer la capacité du système auditif à récupérer des dommages, augmentant ainsi le risque de dégradation des synapses auditives. Ces recherches ouvrent la voie à des stratégies thérapeutiques ciblées basées sur la modulation de la plasticité neuronale et la réparation des connexions synaptiques.
Le diagnostic de surdité cachée requiert des explorations auditives poussées, visant à objectiver des déficits subtils passés inaperçus aux tests standard. Ces dernières années, plusieurs tests spécifiques ont émergé pour améliorer le repérage de ce trouble. Parallèlement, les outils d’imagerie contribuent à écarter d’autres lésions et à localiser le site d’atteinte dans la voie auditive. Les recommandations cliniques actuelles préconisent d’adresser ces examens ciblés dès qu’un patient présente une plainte auditive prédominante dans le bruit avec audiogramme normal ou subnormal, en particulier s’il a des antécédents d’exposition au bruit.
Ces examens spécifiques complètent le bilan auditif standard (audiométrie tonale et vocale en silence) qui, rappelons-le, est souvent normal dans ce contexte. Ils permettent de localiser plus finement le site de la lésion le long de la voie auditive : atteinte cochléaire (par exemple mise en évidence d’une synaptopathie), atteinte du nerf auditif (suspicion de neuropathie auditive) ou atteinte plus centrale. Il convient de souligner qu’un bilan audio-psychologique central (tests de traitement auditif central, tests dichotiques, etc.) est également indiqué lorsque l’on suspecte un trouble central isolé du traitement auditif – par exemple chez un enfant avec suspicion de trouble de l’audition centrale (voir plus loin).
L’imagerie médicale intervient surtout pour le diagnostic différentiel et le bilan étiologique des surdités cachées. En première ligne, l’IRM cérébrale avec séquences des conduits auditifs internes est recommandée lorsqu’on suspecte une atteinte rétrocochléaire (nerf auditif ou centres auditifs) pouvant expliquer la discordance entre la plainte et l’audiogramme. L’objectif est notamment d’éliminer des lésions telles qu’un schwannome vestibulaire (neurinome de l’acoustique) de petite taille – qui peut parfois engendrer des troubles de l’intelligibilité disproportionnés avant même d’élever les seuils –, ou une demyélinisation du tronc cérébral (comme dans la sclérose en plaques débutante) pouvant affecter la synchronisation du message auditif . De plus, des anomalies centrales dégénératives (atteintes des voies auditives corticales) peuvent être recherchées en cas de suspicion de trouble auditif central pur. Des techniques d’imagerie fonctionnelle (telles que l’IRM fonctionnelle) sont explorées dans le cadre de la recherche pour étudier l’activation des aires auditives chez les patients avec surdité cachée d’origine centrale, mais elles ne font pas partie du bilan standard à ce jour.
En synthèse, le diagnostic de surdité cachée repose sur un ensemble d’indices cliniques et paracliniques : plainte évocatrice (gêne prédominante dans le bruit), tests audiologiques spécifiques anormaux malgré une audition périphérique normale en apparence, et élimination des autres causes par l’imagerie et les explorations appropriées. Une fois le diagnostic établi, il faut déterminer la nature de l’atteinte (cochléaire, neuropathique ou centrale) car cela orientera la prise en charge.
Le tableau de surdité cachée doit être distingué des autres types de troubles auditifs qui peuvent présenter des symptômes similaires (difficulté à comprendre, fatigue auditive) mais dont le mécanisme et la prise en charge diffèrent. L’approche différentielle repose à la fois sur l’analyse des tests audiologiques et sur le contexte clinique. Voici les principaux diagnostics à considérer face à une suspicion de surdité cachée :
Chez l’enfant et l’adolescent, les difficultés d’audition avec tests normaux relèvent le plus souvent de troubles centraux ou de neuropathies auditives plutôt que d’une synaptopathie isolée due au bruit (les expositions sonores nocives étant en général plus limitées à cet âge). Il faut savoir évoquer une neuropathie auditive chez un nourrisson ou un jeune enfant présentant un retard de développement du langage, en particulier si la compréhension orale est plus atteinte que l’expression. Ainsi, un retard de langage centré sur la compréhension doit faire réaliser un PEA (ABR) même si les otoémissions sont normales, afin de dépister une éventuelle neuropathie auditive passée inaperçue au dépistage néonatal. De même, un jeune enfant avec OEA normales et qui pourtant n’entend pas correctement doit bénéficier d’examens objectifs du tronc cérébral (PEA) pour identifier une neuropathie. Ces neuropathies auditives pédiatriques, bien que rares, représentent environ 2 à 15 % des surdités de l’enfant et peuvent être d’origine génétique (par exemple la mutation OTOF entraînant l’abolition de la synapse IHC-nerf auditif dans la surdité DFNB9) ou acquise (souffrance néonatale sévère, ictère nucléaire, etc.
Par ailleurs, chez l’enfant d’âge scolaire qui entend « normalement » aux tests mais ne suit pas en classe ou fait répéter fréquemment, il convient d’envisager un trouble de l’audition centrale (TAC). Ces enfants peuvent être facilement distraits par le bruit ambiant, confondre des mots proches et présenter des difficultés d’apprentissage alors même que les tests auditifs conventionnels sont normaux. Le diagnostic de TAC chez l’enfant (ou l’adolescent) est posé par un bilan audio-central réalisé par un spécialiste (orthophoniste, audiologiste) comportant des épreuves adaptées à l’enfant. Il coexiste fréquemment avec d’autres troubles des apprentissages (dyslexie, troubles attentionnels…) et nécessite une prise en charge pluridisciplinaire. Il est important de ne pas conclure trop vite à un trouble déficitaire de l’attention chez un enfant avant d’avoir vérifié l’intégrité de son audition périphérique et de ses capacités de traitement auditif central. En pratique, un enfant qui « entend bien mais n’écoute pas bien » doit bénéficier d’un examen ORL complet suivi, si nécessaire, d’un bilan orthophonique spécialisé.
Chez l’adulte jeune ou d’âge moyen, la surdité cachée est souvent synonyme de plaintes auditives dans le bruit liées à des expositions sonores passées. Le cas typique est celui d’un patient d’une trentaine ou quarantaine d’années, sans antécédent ORL particulier, qui a travaillé de nombreuses années en milieu bruyant (chantiers, usines) ou qui a eu des loisirs bruyants (musique amplifiée, concerts, sport de tir…), et qui rapporte depuis peu une difficulté à suivre les conversations dès que le fond sonore est important (réunions, restaurants…), alors même que son audiogramme reste normal. Ce patient peut également rapporter des acouphènes temporaires ou une impression d’oreilles « cotonneuses » après les expositions sonores intenses, signes transitoires qui traduisent vraisemblablement des atteintes réversibles suivies de dommages cumulatifs au fil du temps. Tous ces éléments orientent vers une synaptopathie cochléaire induite par le bruit.
L’examen clinique ORL est en général normal chez ces patients, hormis possiblement une légère hypoacousie dans les aigus. C’est l’interrogatoire qui est capital. Il faut rechercher systématiquement : des antécédents d’exposition au bruit (bruit professionnel, usage d’armes à feu, loisirs bruyants), des antécédents familiaux de presbyacousie précoce, la présence de symptômes auditifs transitoires après les expositions (acouphènes, sensation de baisse de l’audition récupérant ensuite), et évaluer l’impact de la gêne (questionner sur les situations précises posant problème, la fatigue engendrée, les stratégies de compensation comme lire sur les lèvres). Un élément évocateur est l’absence de bénéfice perçu avec des aides auditives standard : en effet, un adulte qui a fait essayer des audioprothèses malgré une audition normale et n’en retire aucune amélioration a possiblement une surdité cachée non améliorée par la simple amplification.
Devant ce tableau, le recours aux tests spécifiques mentionnés plus haut est justifié. En particulier, l’audiométrie vocale dans le bruit objectivera la plainte (on s’attend à un score anormalement bas), et l’audiométrie haute fréquence détectera d’éventuelles pertes débutantes au-delà de 8 kHz (fréquentes en cas de traumatisme sonore ancien) (). Les PEA pourront montrer une baisse d’amplitude de la vague I confirmant une synaptopathie. Enfin, l’ECoG peut être réalisée pour identifier le fameux rapport SP/AP élevé suggérant une atteinte cochléaire cachée (). Il est à noter que les recommandations actuelles (Société Française d’ORL) conseillent ce bilan complémentaire (audiométrie dans le bruit, hautes fréquences et ECoG) chez tout adulte anciennement exposé au bruit se plaignant principalement de gêne auditive dans le bruit avec audiogramme peu altéré (). Cette approche permet de confirmer le diagnostic de surdité cachée chez l’adulte et d’envisager la stratégie thérapeutique adéquate.
Chez le sujet âgé, la situation est souvent complexe car il peut exister simultanément une perte auditive périphérique (presbyacousie) et un trouble auditif central ou une synaptopathie. De plus, des facteurs cognitifs peuvent interférer. Ainsi, face à une personne âgée qui continue de se plaindre d’une mauvaise compréhension malgré des audioprothèses correctement ajustées, ou dont la gêne rapportée est sans commune mesure avec la perte audiométrique mesurée, il est légitime d’évoquer une composante de surdité cachée. Celle-ci peut être cochléaire (synaptopathie liée au vieillissement, qui est documentée dans les modèles animaux comme un précurseur de la presbyacousie et/ou centrale (dégénérescence des voies auditives centrales, analogue à une presbyacousie centrale).
Une évaluation orthophonique est fortement recommandée chez le patient âgé présentant une plainte auditive inexpliquée ou disproportionnée. Ce bilan permettra de tester les capacités de décodage central (par exemple, tests de compréhension de phrases complexes, évaluation de la mémoire auditive et de l’attention). Il aidera à distinguer ce qui relève d’un problème auditif (périphérique ou central) de ce qui relève d’un problème cognitif plus global. Notons que la présence d’un trouble du traitement auditif central chez la personne âgée est un facteur de risque de déclin cognitif plus rapide (). En effet, le cerveau sous-stimulé par une mauvaise intégration auditive peut favoriser des troubles mnésiques. Ainsi, diagnostiquer un composant central caché a des implications importantes, non seulement pour l’audition mais aussi pour la prévention du déclin cognitif.
Sur le plan des examens, la démarche diagnostique chez le sujet âgé est similaire à celle de l’adulte : audiométrie dans le bruit, tests objectifs (PEA, OEA) pour chercher une neuropathie, imagerie IRM pour éliminer une pathologie neurologique débutante (comme une atteinte vasculaire ou démyélinisante du tronc cérébral). La difficulté réside dans l’interprétation des tests lorsque coexistent une perte périphérique et un trouble central. Là encore, une approche multidisciplinaire (ORL, audioprothésiste, orthophoniste, gériatre si besoin) est idéale pour faire la part des choses et optimiser la prise en charge.
L’étude intitulée « Efficacité des aides auditives chez les patients présentant des difficultés d’audition dans le bruit : focus sur la surdité cachée » a évalué l’impact des aides auditives chez des individus ayant des difficultés de compréhension de la parole en milieu bruyant, malgré une audition normale ou une perte auditive légère en conditions calmes.
Méthodologie :
Les participants ont été équipés d’aides auditives à écoute ouverte (open-fit) de marque Phonak. Le test FraMatrix a été utilisé pour évaluer l’intelligibilité de la parole dans le bruit. De plus, l’efficacité des aides auditives sur les acouphènes et la qualité de vie quotidienne a été analysée.
Résultats :
Cette étude menée par Marc Boulet démontre que les aides auditives peuvent améliorer l’intelligibilité de la parole dans le bruit chez les patients avec une perte auditive légère, et plus particulièrement chez ceux atteints de surdité cachée. De plus, elles contribuent à la réduction des acouphènes, améliorant ainsi la qualité de vie des patients. Les équipes Audition Mar Boulet sont formées à cette méthodologie d’appareillage.
La surdité cachée représente un défi clinique en raison de la normalité apparente des tests auditifs conventionnels. Son identification repose sur des tests d’intelligibilité de la parole et des explorations neurophysiologiques plus poussées. L’appareillage adapté, associé à des approches émergentes telles que la stimulation électrophysiologique et les thérapies régénératives, offre des perspectives encourageantes pour une meilleure prise en charge des patients atteints de ce trouble. Une meilleure sensibilisation des professionnels de santé auditifs à cette pathologie permettra d’améliorer le diagnostic et d’optimiser les stratégies d’intervention. Les recherches en cours sur les biomarqueurs et les traitements innovants permettront à terme d’affiner la stratégie diagnostique et de proposer des interventions personnalisées en fonction du profil physiopathologique de chaque patient.